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INTRODUCTION

légendaires qu’inexistants, — ni de carnassiers parfois entendus, jamais rencontrés face à face, — ni d’éléments naturels trouvés assez cléments, je ne suis nui ni resté sans subir — parmi plusieurs semaines de campements montagneux, — dans les ci-devants sentiers tcherkesses totalement oblitérés par la forêt vierge, — ou à la traversée des torrents sans ponts, — certains incidents qui n’eussent point réjoui nos actuels promeneurs alpins de l’Europe centrale : même, dès les premiers jours du voyage, une imprudence dans l’hydrogène sulfuré de Matsesta faillit mettre un terme à la mission en supprimant net son titulaire. Mais de combien la somme des heures pénibles est demeurée inférieure à celle des jours enchanteurs, parmi des paysages qui appartiennent aux plus grands du monde, c’est ce que je tenterai de faire comprendre, avec l’aide des photographies reproduites.

La forêt surtout est la splendeur du pays. Jusque dans la mer les premiers arbres viennent baigner leurs racines, et les derniers montent à l’assaut des croupes de 1,800 à 2,000 mètres, à peu de distance des neiges éternelles. Si le Caucase central, le grand Caucase de 5,000 mètres, a ses glaciers et ses pyramides plus farouches encore que celles des Alpes, la verdure lui manque, parce que son socle, ses thalwegs, dépassent la limite de la végétation. Sur la route battue de Géorgie, le site grandiose de la station Kazbeck n’a pas un arbre pour égayer la majesté de son ensemble : pareil en cela aux sévérités des hauts vallons dauphinois, les Étançons, l’Alpe de la Romanche ou le Pré de Madame Carie, trop élevés pour être verdoyants ; au grand scandale des grimpeurs professionnels, je persiste à voir là une infériorité esthétique, que rachètent insuffisamment les superbes envolées à pic de murailles comme la Meije, la Grande Ruine et le Pelvoux. Ceux qui, avant moi, ont vécu la forêt caucasienne n’ont point manqué, comme j’essayerai de le faire, d’en montrer la pénétrante séduction : ici encore je ne résiste point au plaisir de citer un autre passage de Grove, sorte d’évocation prévoyante, que j’entérine intégralement : « La beauté des forets produit, sous certains rapports, un effet plus grand que la beauté des montagnes. Tout le monde la saisit immédiatement par intuition. L’aspect des neiges, en dépit de l’enthousiasme de convention qu’il produit, n’impressionne pas toujours profondément ceux qui contemplent un pic ou un glacier pour la première fois. Pour apprécier les hautes montagnes, il faut de la réflexion et de l’observation, mais quiconque a le sens de ce qui est beau dans la nature, ne peut traverser sans émotion les clairières d’une grande forêt. Le mystère et la grandeur des forêts semblent toucher également l’esprit grossier et l’esprit cultivé. Les Caucasiens, comme tous les peuples primitifs, ne savent pas apprécier d’ordinaire les belles scènes de la nature ; cependant l’un d’eux nous parla avec enthousiasme des forêts situées près de l’Ingur.

« Ceux qui ne connaissent que les pins qui revêtent les Alpes ne peuvent se faire une idée de la grandeur et de la variété des forêts qui couvrent les pentes méridionales du Caucase ; elles sont aux forêts des Alpes ce qu’une cathédrale est à une église, ou ce qu’un vaisseau de ligne est à une frégate. Le souvenir des riches vallées des Alpes italiennes elles-mêmes pâlit lorsqu’on les compare. » (Caucase glacé, p. 308.)

C’est une pensée non seulement sage, mais généreuse, que celle d’ouvrir à la civilisation, à la culture et au commerce une zone privilégiée où il ne manque que.