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LA COTE D’AZUR RUSSE

a duré soixante-cinq ans : depuis la cession de la Géorgie à l’empereur Paul par le roi George III (5 décembre 1799) jusqu’à la reddition de Chamyl à Gounib (25 août/6 sept. 1859), pour le Caucase oriental, et, pour le Caucase occidental, jusqu’au printemps de 1864 (soumission des Adighé de Sotchi au grand-duc Michel). L’une des races aborigènes les plus difficiles à dompter fut celle des chevaleresques et belliqueux Tcherkesses (Circassiens) ou Adighé, dont le territoire fut formellement cédé à la Russie par la Turquie, lors du traité d’Andrinople (14 sept. 1829) ; les annales militaires des multiples et meurtrières expéditions nécessaires pour les réduire, ne se montrent pas moins héroïques que l’épopée de la résistance lesghienne en Daghestan sous Chamyl. On suppose que, vers 1850, plus de 500,000 Tcherkesses occupaient les vallées des deux versants du Caucase occidental[1]. Une fois vaincus, l’orgueil de race[2], la foi musulmane, et surtout leurs instincts pillards, ne leur permirent point de supporter la nouvelle et régulière autorité établie ; la plupart préférèrent l’exil volontaire, qui commença dès 1858.

En 1864, on dut recourir à un décret, pour l’expulsion de ceux qui étaient demeurés réfractaires. Durant ces six années, on enregistra le départ de trois cent quatre-vingt-dix-huit mille Tcherkesses.

Ce fut l’exode des Circassiens, partiellement renouvelé en 1877-78, principalement pour les Abkhases, expulsés en masse à cause de leur défection pendant la dernière guerre russo-turque, tous s’en allèrent végéter dans certaines provinces turques de l’Asie Mineure.

Accueillis là avec défiance et n’ayant point su, pour se faire bien venir, mettre un frein à leur fierté ni même à leurs rapines, ils déchurent, en pays ottoman, à une si misérable condition que, depuis 1880 environ, beaucoup (surtout des Abkhases expulsés en 1878) ont sollicité et obtenu sans peine le retour au sol des ancêtres, avec, il est vrai, quelques restrictions à leurs droits. J’insiste tout de suite, pour qu’on l’apprécie comme elle mérite de l’être, sur la portée exceptionnellement significative de cette rentrée volontaire en terre natale annexée ; elle montre toute la grande valeur philosophique et économique des procédés de la colonisation russe. Avec ténacité et intelligence le gouvernement du Tsar, quoi que l’on en ait pu dire, possède le talent spécial d’assimiler les peuplades vaincues, en respectant leurs mœurs et leurs croyances, en ménageant leurs intérêts et leur amour-propre. Par une ferme discipline et une tolérance indulgente, la Russie a réalisé dans ses expansions le seul objectif moral des conquêtes : l’aménagement rationnel, laborieux et scientifique des territoires annexés, qui, mal exploités jadis, voient décupler leur production au profit et par l’effort communs de l’ancien et du nouvel occupant, désormais solidaires. C’est une bienfaisante action que la Russie excelle ainsi à répandre dans toutes les zones où elle a débordé ; la Géorgie et le

  1. Selon Kondratenko, la Transcaucasie possédait en 1886 soixante-huit races différentes, comptant 4 millions 702,895 habitants, dont 3,971 Khabardes et Tcherkesses, — 60,445 Abkhases, — 122,257 Russes, — 939,131 Arméniens, — 1,307,688 Turcs, Mongols et Tatars, — et 1,863,417 Caucasiens (dont 972,410 Géorgiens),… et 18 Français (carte ethnographique de la Transcaucasie, p. 22 du Supplément aux Mémoires pour 1896 de la section caucasienne de la Société impériale russe de géographie).
    Au recensement du 28 janvier (9 février) 1897, la Transcaucasie seule comptait 4,929,503 hab. (la Caucasie entière, 9,748,695 avec les provinces de Kouban, Slavropol, Térek, Daghestan, situées au nord de la chaîne).
  2. Cette brave race de paladins qui ne peut supporter aucun joug… Il serait fort à désirer que l’on put en faire de bons vassaux. » (Pallas, Voyage en Russie méridionale, t. Ier, p. 426, 1805.)