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la vie aux galères

naissions pas les deux autres, qui fondaient en larmes en nous embrassant de même que les trois premiers et ces deux nous nommaient et témoignaient nous connaître intimement. Surpris, nous demandâmes au sieur Dupuis, qui était l’un des trois, qui étaient ces deux personnes à nous inconnues. « C’est, nous dit-il, l’une Mlle Madras, et l’autre Mlle Conceil, de Bergerac, vos bonnes amies, qui se sont exposées au périlleux voyage de sortir de France avec nous, sous les habits d’homme que vous leur voyez, et qui ont résisté à la fatigue de ce pénible voyage à pied avec une fermeté et une constance extraordinaire pour des personnes élevées avec délicatesse, et qui, avant ce voyage, n’auraient pu faire une lieue à pied[1]. » Nous saluâmes ces deux demoiselles et leur représentâmes qu’il n’était pas de la bienséance qu’elles restassent ainsi déguisées et demeurassent avec cinq garçons dans le même cachot, que nos ennemis nous en feraient et à elles un crime scandaleux. Je les priai de permettre que j’avertisse le geôlier de leur déguisement. Ces messieurs furent de mon avis et les demoiselles y acquiescèrent. J’appelai le geôlier et, lui ayant dit de quoi il s’agissait, il fit sortir ces filles de notre cachot, les mit dans une chambre particulière, et en avertit le juge, qui leur fit donner des habits

  1. Ceci n’est pas du roman comme on pourrait le croire. Voici ce que raconte un autre contemporain, Élie Benoît : « Des femmes de qualité, âgées même de soixante et soixante-dix ans, qui n’avaient jamais, pour ainsi dire, mis le pied à terre que pour marcher dans leur chambre ou pour se promener dans une avenue, se rendirent de 80 et 100 lieues à quelque village qu’un guide leur avait marqué. Des filles de quinze et seize ans, de toutes conditions, se hasardaient aux mêmes corvées. Elles traînaient des brouettes ; elles portaient du fumier, des hottes et des fardeaux. Elles se défiguraient le visage par des teintures qui leur brunissaient le teint, par des pommades ou des sucs qui leur faisaient lever la peau en les faisant paraître toutes ridées. On vit plusieurs filles et femmes contrefaire les malades, les muettes, les folles. On en vit qui se déguisèrent en hommes ; et quelques-unes, étant trop délicates et trop petites pour passer pour des hommes faits, prenaient des habits de laquais et suivaient à pied, au travers des boues, un guide à cheval qui faisait l’homme d’importance. Il arriva de ces femmes à Rotterdam, dans leur habit emprunté, qui se rendirent au pied de la chaire avant que d’avoir eu le temps de se mettre dans un état plus modeste. » (Histoire de l’Édit de Nantes, V, 953-954.)