Page:Marteilhe - La vie aux galères, 1909.djvu/31

Cette page a été validée par deux contributeurs.
31
une condamnation aux galères

encore les poulets dans le ventre. Pour moi et mon compagnon, nous nous jetâmes sur cette soupe, dont nous mangeâmes tant que nous pensâmes en mourir. Moi surtout, qui peut-être avais mangé plus immodérément que mon compagnon, je fus sur le point d’étouffer. Le mal venait de ce que mes intestins s’étaient resserrés par la diète forcée que j’avais faite. On fit venir l’apothicaire, qui me donna un vomitif, sans quoi, suivant les apparences, j’étais mort.

Sorbier et Rivasson nous empêchèrent donc de mourir de faim jusqu’à leur sentence. Nous savions qu’ils avaient beaucoup d’argent, et la crainte, où nous étions de retomber dans la famine après leur départ, fit que je les suppliai à mains jointes de nous laisser trois ou quatre louis d’or. Je leur dis que je leur en ferais mon billet, pour que mon père le payât à leur ordre à Bergerac, mais ils furent si durs qu’ils ne voulurent jamais nous laisser qu’un demi-louis d’or, que je leur ai rendu dans la suite, lorsque nous nous rencontrâmes dans les prisons de Lille en Flandre, peu de jours avant leur délivrance[1]. Nous ménageâmes ce demi-louis d’or extrêmement, ne mangeant que notre réfection de pain, sans autre pitance.

Nous n’eûmes cependant pas le temps de le dépenser dans cette prison du Parlement, parce qu’on nous transféra dans la prison de la ville nommée le Beffroi, et voici pourquoi. Il faut savoir que la rivière de l’Escaut traverse la ville de Tournai. Au côté sud de ladite rivière est bâti le Parlement, et ce côté-là dépend de l’archevêché de Cambrai[2], et l’autre partie de la ville, au nord de la

  1. Sorbier et Rivasson furent condamnés aux galères par le Parlement de Tournai et conduits à la tour de Saint-Pierre à Lille, où l’on réunissait les galériens destinés à former la chaîne. Réclamés par les Jésuites en qualité de catéchumènes, ils furent graciés par l’intervention de Mme de Maintenon. Rivasson obtint un brevet de lieutenant d’infanterie ; Sorbier un brevet de lieutenant de dragons, mais ce dernier dut garder prison pendant six semaines. Tous deux furent tués sur le champ de bataille.
  2. L’archevêque de Cambrai était alors Fénelon. Son esprit de tolérance a été contesté par des écrivains protestants. Il a écrit des huguenots : « Il ne faut point leur faire de mal, mais ils ont besoin