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une condamnation aux galères

saient sans passeport et les menait en prison, à Rocroy. Cependant, sans voir ni savoir l’inévitable danger que nous courions, nous l’évitâmes par le plus favorable des hasards ; car en entrant dans cette gorge, nommée le Guet-du-Sud, la pluie tomba si abondamment que la sentinelle, qui se tenait sur le chemin devant le corps de garde, y rentra pour se mettre à couvert, nous passâmes sans en être aperçus et nous arrivâmes à Couvin.

Pour le coup, nous étions sauvés, si nous avions su que cette petite ville était hors des terres de France. Elle appartenait au prince de Liège, et il y avait un château muni d’une garnison hollandaise. Mais, hélas ! nous n’en savions rien pour notre malheur, car si nous l’avions su, nous nous serions rendus à ce château, dont le gouverneur donnait des escortes à tous les réfugiés qui en demandaient pour être conduits jusqu’à Charleroi. Nous étions mouillés jusqu’à la peau. Nous entrâmes dans un cabaret pour nous y sécher et manger. Nous étant mis à table, on nous apporta un pot de bière à deux anses, sans nous donner des verres. En ayant demandé, l’hôte nous dit qu’il voyait bien que nous étions Français et que la coutume du pays était que l’on buvait au pot. Cette demande de verres fut la cause de notre malheur. Il se trouva dans la chambre où nous étions un garde-chasse du prince de Liège. Il porta toute son attention à nous examiner et s’émancipa jusqu’à nous accoster et son compliment fut qu’il gagerait bien que nous n’avions pas de chapelet dans nos poches. Mon compagnon, qui râpait une prise de tabac, lui montrant sa râpe, lui dit fort imprudemment que c’était là son chapelet. Cette réponse acheva de confirmer ce garde-chasse dans la pensée que nous étions protestants et que nous sortions de France et, comme la dépouille de ceux qu’on arrêtait appartenait au dénonciateur, il forma le dessein de nous faire arrêter, si, étant sortis de Couvin, nous passions par Marienbourg[1], terre de France, à une lieue de là. Ce

  1. Marienbourg, aujourd’hui ville de la province de Namur, était ainsi nommée en l’honneur de Marie-Thérèse de Houane qui y construisit un fort en 1546. Elle fut cédée à la France par le traité de 1659.