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la vie aux galères

deux, ni plus ni moins que toute la chaîne, nous subîmes ce cruel traitement. Après donc que nous fûmes dépouillés nus comme la main, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusqu’à l’autre bout de la cour, où nous fûmes exposés au vent de bise pendant deux grosses heures ; pendant lequel temps, les archers fouillèrent et visitèrent nos habits, sous prétexte d’y chercher couteaux, limes, et autres instruments propres à couper ou rompre les chaînes. On peut juger si l’argent qui se trouva échappa des mains de ces harpies. Ils prirent tout ce qui les accommodait, mouchoirs, linge, tabatières, ciseaux, etc., et gardèrent tout sans jamais en avoir rien rendu, et lorsque ces pauvres misérables leur demandaient ce qu’on leur avait enlevé, ils étaient accablés de coups de bourrade de leurs mousquetons et de coups de bâton. La visite de nos hardes étant faite, on ordonna à la chaîne de marcher de front jusqu’à la place où nous avions quitté nos habits. Mais, ô spectacle cruel ! la plupart étaient si raides du grand froid que nous avions souffert qu’il nous était impossible de marcher, quelque petit espace qu’il y eût de l’endroit où nous étions jusques à nos habits. Ce fut alors que les coups de bâton et de nerf de bœuf plurent, et ce traitement horrible ne pouvant animer ces pauvres corps pour ainsi dire tous gelés et couchés, les uns raides morts, les autres mourants, ces barbares archers les traînaient par la chaîne du col, comme des charognes, leurs corps ruisselant du sang des coups qu’ils avaient reçus. Il en mourut ce soir-là ou le lendemain dix-huit[1]. Pour nous vingt-deux, on ne nous frappa ni traîna grâce à Dieu et à nos cent écus, que nous éprouvâmes dans cette occasion avoir été bien employés. Les archers nous aidèrent à marcher et empor-

  1. À la veille du départ, le secrétaire d’État de la Marine écrivait cependant au Procureur général : « Je dois vous observer qu’on me mande que les condamnés n’ont que des souquenilles sans doublure et que si on ne les double point, ils souffriront trop du froid dans les chemins. Je crois que l’humanité oblige à faire faire cette petite augmentation de dépense. » Les galériens venus de Dunkerque étaient mieux protégés contre le froid par leurs casaques rouges.