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la vie aux galères

Enfin, nous parvînmes au Hâvre-de-Grâce, où nous eûmes un logement plus distingué et plus commode que ceux que nous avions sur la route. On nous fit descendre devant l’Arsenal du Roi, où l’intendant[1] nous avait fait préparer une grande chambre appartenant à la Corderie[2] et y avait fait mettre des paillasses, matelas et couvertures pour coucher. En entrant dans cette chambre qui était de plain-pied, nous y trouvâmes l’intendant et nos protecteurs, nouveaux convertis qui, malgré leur chute forcée, étaient toujours fort zélés pour la religion réformée. Ces messieurs, les plus riches négociants de la ville, nous firent de grands embrassements, les larmes aux yeux, sans craindre de se commettre en la présence de l’intendant qui en parut tout attendri. Le beau de l’affaire est que, pendant que ces messieurs nous caressaient, les commis de la douane arrivèrent et demandèrent à l’intendant la permission de nous fouiller. Il la leur accorda en haussant les épaules et leur dit que selon les apparences, ils prendraient plus de poux que de butin. Cependant, ils nous fouillèrent partout, et comme on peut juger sans rien trouver. Mais, voyant parmi nos hardes une petite caisse fermée à clef, où nous avions tous nos livres de dévotion, ils demandèrent à la visiter. J’avais la clef de cette caisse et je ne voulais pas la donner, craignant le feu pour notre petite bibliothèque. L’intendant s’en aperçut et me dit : « Mon ami, donnez cette clef sans craindre. Ces messieurs doivent faire leur devoir. » L’ayant donnée en tremblant, un des commis l’ouvrit et ne voyant que des livres, il s’écria : « Voici la bibliothèque de Calvin ! Au feu, au feu ! » Ce que voyant, l’intendant lui dit : « Coquin, de quoi te mêles-tu ? Fais ton devoir et ne passe pas outre, ou je t’apprendrai à chercher ce que tu dois chercher. »

  1. M. Bochart de Champigny, intendant de la marine.
  2. La corderie royale était au sud-ouest du rempart, à côté de l’hôtel de ville. C’était un immense bâtiment dont la façade n’avait pas moins de 400 mètres, car la corderie du Havre fournissait les vaisseaux de guerre du port et de Brest. (Alphonse Martin. La Marine militaire au Havre, 187.)