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la vie aux galères

frégate. Au reste, si vous me traitez en homme d’honneur, moi ou quelque autre de ma nation aurons quelque jour l’occasion de rendre la pareille. » Cette noble fierté charma M. de Langeron, qui en lui rendant son épée, lui dit fort civilement : « Reprenez cette épée, monsieur, vous méritez trop bien de la porter et vous n’êtes mon prisonnier que de nom. »

La première chose, que l’on fit sur notre galère, fut de jeter les morts à la mer et porter les blessés dans le fond de cale. Mais Dieu sait combien de malheureux furent jetés à la mer pour morts, qui ne l’étaient pas, car dans cette confusion et dans l’obscurité on prenait pour mort tel qui n’était qu’évanoui, ou de peur, ou par la perte que faisaient les blessés de leur sang. Je me trouvai dans cette extrémité, car lorsque les argousins vinrent dans mon banc pour y déchaîner les morts et les blessés, j’étais tombé évanoui parmi les autres, vautré dans leur sang et le mien qui coulait en abondance de mes blessures. Ces argousins conclurent d’abord que tous ceux du banc étaient morts. On ne faisait que déchaîner et jeter à la mer, sans examiner de plus près si on était mort ou en vie et il suffisait pour eux de n’entendre ni crier ni parler. Ces funérailles d’abord se faisaient si précipitamment que dans un moment ils avaient vidé un banc. Mes pauvres camarades ne furent pas sujets à cette équivoque. On les jeta par pièces et lambeaux dans la mer. Il n’y avait que moi qui étais entier, mais couché et confondu dans ce carnage. On me déchaîna pour me jeter dans la mer. L’argousin prit ma jambe gauche blessée à pleine main pour me la tenir sur l’enclume, pendant qu’un autre faisait sortir la goupille de l’anneau de fer qui tenait la chaîne. Cet homme appuya par hasard, et pour mon bonheur, le pouce bien fort sur la plaie, ce qui me causa une si grande douleur, que je fis un grand cri, et j’entendis que l’argousin disait : « Cet homme n’est pas mort, » et m’imaginant de quoi il s’agissait et qu’on me voulait jeter dans la mer, je m’écriai aussitôt. Si bien qu’on m’emporta à fond de cale parmi les autres blessés et on me jeta sur un câble. Nous étions, tous les