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la vie aux galères

le coup de canon m’avait jeté aussi loin que ma chaîne pouvait s’étendre.

Je restai sur ce coursier, à travers le corps du lieutenant de la galère qui avait été tué, je ne sais combien de temps, étourdi et sans connaissance. À la fin, cependant, je repris mes sens. Je me levai de dessus le corps du lieutenant, rentrant dans mon banc. Il était nuit, et je ne voyais ni le sang, ni le carnage qui étaient dans mon banc, à cause de l’obscurité. Je crus d’abord que mes camarades de banc se tenaient couchés par la crainte du canon. Moi qui ne savais pas que je fusse blessé, ne sentant aucun mal, je dis à mes camarades : « Levez-vous, mes enfants, le danger est passé. » Mais je n’eus d’eux aucune réponse. Le Turc du banc qui avait été janissaire, et qui se vantait de n’avoir jamais eu peur, restant couché comme les autres, me fit prendre un ton railleur : « Quoi, lui dis-je, Isouf ? Voilà donc la première fois que tu as peur. Allons, lève-toi. » Et en même temps je voulus le prendre par le bras pour l’aider. Mais, ô horreur, qui me fait frémir encore quand j’y pense, son bras détaché de son corps me reste à la main. Je rejette avec horreur ce bras sur le corps de ce pauvre misérable, et je m’aperçus bientôt que lui, comme les quatre autres, étaient hachés comme chair à pâté, car toute la mitraille de ce canon leur était tombée dessus.

Je m’assis dans le banc. Je ne fus pas longtemps dans cette attitude que je sentis couler sur mon corps, qui était nu, quelque chose de froid et d’humide. J’y portai la main et je sentais bien qu’elle était mouillée, mais dans l’obscurité je ne pouvais distinguer si c’était du sang. Je m’en doutai cependant, et suivant avec le doigt ce sang qui coulait à gros bouillon de mon épaule gauche, proche la clavicule, je trouvai une grande blessure qui me perçait l’épaule de part en part. J’en sentis aussi une autre à la jambe gauche, au-dessous du genou, qui perçait aussi d’outre en outre, plus une troisième, qui, je crois, avait été faite par un éclat de bois, qui m’avait emporté la peau du ventre de la longueur d’un pied et de quatre pouces de largeur. Je perdais une infinité de sang, sans pouvoir être aidé de