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du poète et me l’eussent dépeint avec exactitude, je le voyais immense, majestueux, superbe, une tête à la Danton, les cheveux au vent, entouré de trophées guerriers et son violon à la main, prêt à lancer d’une voix tonnante sur le monde la tempête de son inspiration. Or, lorsque je pénétrai dans son appartement (si je puis nommer appartement la pauvre chambre qu’il habitait), je trouvai un vieillard à la figure fatiguée, légèrement voûté, d’assez belle taille, habillé d’un ample pantalon qu’on apercevait sous la robe de chambre ouverte, coiffé d’un bonnet grec d’où sortaient de rudes cheveux roux et écrivant sur une petite table de bois. Les murs de la pièce étaient à peu près nus, et si l’on n’apercevait aucune porcelaine ni aucune faïence sur la modeste commode, il n’en allait pas de même en regardant du côté du lit. À mon entrée, l’aimable homme se leva, m’embrassa paternellement, et quand je vis ses yeux vifs, francs et flamboyants, je compris l’éclair de génie qui les avait une fois illuminés.

Que d’agréables moments j’ai passés avec cet excellent Rouget de Lisle, moi l’interrogeant et lui fouillant ses souvenirs pour me répondre. Un jour qu’il me parlait avec orgueil de son petit vin de Montaigu[1], je lui avouai que je préférais le corton ou le chambertin : « Parbleu ! me riposta-t-il de son bon accent comtois, si je n’avais bu que du Montaigu chez ce

  1. Montaigu était la petite propriété familiale que Rouget de Lisle possédait près de Lons-le-Saunier. Elle fut vendue en 1817.