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complètement heureux ? Il a péri sur un échafaud, sans autre crime que sa richesse, et dans cette foule de gens de bien qu’un vil scélérat envoyoit à la mort. Cette affreuse calamité ne nous menaçoit point encore, et, dans mon humble médiocrité, je me croyois heureux moi-même. Ma maison de campagne avoit pour moi, dans la belle saison, encore plus d’agrément que n’avoit eu la ville. Une société choisie, composée au gré de ma femme, y venoit successivement varier nos loisirs, et jouir avec nous de cette opulence champêtre que nous offroient, dans nos jardins, l’espalier, le verger, la treille, les légumes, les fruits de toutes les saisons présens dont la nature couvroit sans frais une table frugale, et qui changeoient un dîner modique en un délicieux festin. Là régnoient une innocente joie, une confiance, une sécurité, une liberté de penser dont on connoissoit les limites, et dont on n’abusoit jamais.

Vous nommerai-je tous les convives que l’amitié y rassembloit ? Raynal, le plus affectueux, le plus animé des vieillards ; Célésia[1], ce Génois philosophe qui ressembloit à Vauvenargues ; Bar-

  1. Pierre-Paul Célésia (les anciennes éditions portent Silesia), dont il est plusieurs fois question dans les lettres de Galiani à Mme d’Épinay, et qui fit un séjour en France en 1781.