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le langage, et qui étoit la seule femme que Mme Geoffrin eût admise à son dîner des gens de lettres ; c’étoit l’amie de d’Alembert, Mlle de Lespinasse : étonnant composé de bienséance, de raison, de sagesse, avec la tête la plus vive, l’âme la plus ardente, l’imagination la plus inflammable qui ait existé depuis Sapho. Ce feu qui circuloit dans ses veines et dans ses nerfs, et qui donnoit à son esprit tant d’activité, de brillant et de charme, l’a consumée avant le temps. Je dirai dans la suite quels regrets elle nous laissa. Je ne marque ici que la place qu’elle occupoit à nos dîners, où sa présence étoit d’un intérêt inexprimable. Continuel objet d’attention, soit qu’elle écoutât, soit qu’elle parlât elle-même (et personne ne parloit mieux), sans coquetterie, elle nous inspiroit l’innocent désir de lui plaire ; sans pruderie, elle faisoit sentir à la liberté des propos jusqu’où elle pouvoit aller sans inquiéter la pudeur et sans effleurer la décence.

Mon dessein n’est pas de décrire tout le cercle de nos convives. Il y en avoit d’oiseux et qui ne faisoient guère que jouir : gens instruits cependant, mais avares de leurs richesses, et qui, sans se donner la peine de semer, venoient recueillir. De ce nombre n’étoit assurément pas l’abbé Raynal ; et, dans l’usage qu’il faisoit de l’instruction dont il étoit plein, s’il donnoit quelquefois dans un excès, ce n’étoit pas dans un excès d’éco-