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trisse, pas une passion qui les attriste et les tourmente ; elles sont libres, de cette liberté qui est la compagne de la joie, et sans laquelle il n’y eut jamais de pure et durable gaieté.

Marivaux auroit bien voulu avoir aussi cette humeur enjouée ; mais il avoit dans la tête une affaire qui le préoccupoit sans cesse et lui donnoit l’air soucieux. Comme il avoit acquis par ses ouvrages la réputation d’esprit subtil et raffiné, il se croyoit obligé d’avoir toujours de cet esprit-là, et il étoit continuellement à l’affût des idées susceptibles d’opposition ou d’analyse, pour les faire jouer ensemble ou pour les mettre à l’alambic. Il convenoit que telle chose étoit vraie jusqu’à un certain point ou sous un certain rapport ; mais il y avoit toujours quelque restriction, quelque distinction à faire, dont lui seul s’étoit aperçu. Ce travail d’attention étoit laborieux pour lui, souvent pénible pour les autres ; mais il en résultoit quelquefois d’heureux aperçus et de brillans traits de lumière. Cependant, à l’inquiétude de ses regards, on voyoit qu’il étoit en peine du succès qu’il avoit ou qu’il alloit avoir. Il n’y eut jamais, je crois, d’amour-propre plus délicat, plus chatouilleux et plus craintif ; mais, comme il ménageoit soigneusement celui des autres, on respectoit le sien, et seulement on le plaignoit de ne pouvoir pas se résoudre à être simple et naturel.