Page:Marmontel - Mémoires de Marmontel - M. Tourneux, Lib. des biolio., 1891, T2.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mieux (car Fontenelle et Montesquieu ne vivoient plus), avoit passé dans la société nouvelle ; mais celle-ci ne se bornoit pas à cette petite colonie. Assez riche pour faire de sa maison le rendez-vous des lettres et des arts, et voyant que c’étoit pour elle un moyen de se donner dans sa vieillesse une amusante société et une existence honorable, Mme Geoffrin avoit fondé chez elle deux dîners : l’un (le lundi) pour les artistes, l’autre (le mercredi) pour les gens de lettres ; et une chose assez remarquable, c’est que, sans aucune teinture ni des arts ni des lettres, cette femme qui de sa vie n’avoit rien lu ni rien appris qu’à la volée, se trouvant au milieu de l’une ou de l’autre société, ne leur étoit point étrangère ; elle y étoit même à son aise ; mais elle avoit le bon esprit de ne parler jamais que de ce qu’elle savoit très bien, et de céder sur tout le reste la parole à des gens instruits, toujours poliment attentive, sans même paroître ennuyée de ce qu’elle n’entendoit pas ; mais plus adroite encore à présider, à surveiller, à tenir sous sa main ces deux sociétés naturellement libres ; à marquer des limites à cette liberté, à l’y ramener par un mot, par un geste, comme un fil invisible, lorsqu’elle vouloit s’échapper. « Allons, voilà qui est bien », étoit communément le signal de sagesse qu’elle donnoit à ses convives ; et, quelle que fût la vivacité d’une conversation qui passoit la