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sur mon chemin, je voulus lui marquer la part que je prenois à son affliction : « Ah ! Monsieur, me dit-il, elle est bien vive et bien profonde ! Un ami de trente ans, avec qui je passois ma vie ! À la promenade, au spectacle, au cabaret, toujours ensemble ! Je l’ai perdu ! je ne chanterai plus, je ne boirai plus avec lui. Il est mort ! je suis seul au monde. Je ne sais plus que devenir. » En se plaignant ainsi, le bonhomme fondoit en larmes, et jusque-là rien de plus naturel ; mais voici ce qu’il ajouta « Vous savez qu’il est mort au Temple ? J’y suis allé pleurer et gémir sur sa tombe. Quelle tombe ! Ah ! Monsieur, ils me l’ont mis sous une gouttière, lui qui, depuis l’âge de raison, n’avoit pas bu un verre d’eau ! »

Vous allez à présent me voir vivre à Paris avec des gens de mœurs bien différentes, et j’aurois une belle galerie de portraits à vous peindre, si j’avois pour cela d’assez vives couleurs ; mais je vais du moins essayer de vous en crayonner les traits.

J’ai dit que, du vivant de Mme de Tencin, Mme Geoffrin l’alloit voir, et la vieille rusée pénétroit si bien le motif de ces visites qu’elle disoit à ses convives : « Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici ? elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. » En effet, à sa mort, une partie de sa société, et ce qu’il en restoit de