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articulations de la phrase ; il m’écoutoit avidement, et j’avois le plaisir de voir que ce qu’il avoit entendu étoit fidèlement noté. L’accent de la langue et le nombre frappoient si juste cette excellente oreille que presque jamais, dans sa musique, ni l’un ni l’autre n’étoient altérés. Il avoit, pour saisir les plus délicates inflexions de la voix, une sensibilité si prompte qu’il exprimoit jusqu’aux nuances les plus fines du sentiment.

C’étoit pour moi un plaisir inexprimable de voir s’exercer sous mes yeux un art, ou plutôt un génie dont jusque-là je n’avois eu aucune idée. Son harmonie étoit dans sa tête. Son orchestre et tous les effets qu’il produiroit lui étoient présens. Il écrivoit son chant d’un trait de plume ; et, lorsque le dessein en étoit tracé, il remplissoit toutes les parties des instrumens ou de la voix, distribuant les traits de mélodie et d’harmonie ainsi qu’un peintre habile auroit distribué sur la toile les couleurs et les ombres pour en composer son tableau. Ce travail achevé, il ouvroit son clavecin, qui jusque-là lui avoit servi de table ; et j’entendois alors un air, un duo, un chœur complet dans toutes ses parties, avec une vérité d’expression, une intelligence, un ensemble, une magie dans les accords, qui ravissoient l’oreille et l’âme.

Ce fut là que je reconnus l’homme que je cherchois, l’homme qui possédoit son art et le maîtri-