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Il y avoit longtemps que, sur la manière de déclamer les vers tragiques, j’étois en dispute réglée avec Mlle Clairon. Je trouvois dans son jeu trop d’éclat, trop de fougue, pas assez de souplesse et de variété, et surtout une force qui, n’étant pas modérée, tenoit plus de l’emportement que de la sensibilité. C’est ce qu’avec ménagement je tâchois de lui faire entendre. « Vous avez, lui disois-je, tous les moyens d’exceller dans votre art ; et, toute grande actrice que vous êtes, il vous seroit facile encore de vous élever au-dessus de vous-même en les ménageant davantage, ces moyens que vous prodiguez. Vous m’opposez vos succès éclatans et ceux que vous m’avez valus ; vous m’opposez l’opinion et les suffrages de vos amis ; vous m’opposez l’autorité de M. de Voltaire, qui lui-même récite ses vers avec emphase, et qui prétend que les vers tragiques veulent, dans la déclamation, la même pompe que dans le style ; et moi, je n’ai à vous opposer qu’un sentiment irrésistible, qui me dit que la déclamation, comme le style, peut être noble, majestueuse, tragique avec simplicité ; que l’expression, pour être vive et profondément pénétrante, veut des gradations, des nuances, des traits imprévus et soudains, qu’elle ne peut avoir lorsqu’elle est tendue et forcée. » Elle me disoit quelquefois, avec impatience, que je ne la laisserois pas tranquille qu’elle n’eût pris le ton familier