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malice que j’avois mises dans le rôle d’Agathe n’étoient pas convenables à une si jeune personne, avoit cru devoir émousser cette pointe d’espièglerie ; elle y avoit substitué un certain air sévère et réservé qui ôtait au rôle toute sa gentillesse.

Ainsi tout mon ouvrage avoit été dénaturé. Heureusement La Ruette reconnut lui-même que le rôle de Cléon ne lui convenoit ni pour le jeu ni pour le chant, et je trouvai, au même théâtre, un nommé Julien, moins difficile que Caillot, et plus jeune que La Ruette, avec une voix brillante, une action vive, une tournure leste. Nous nous mîmes, Grétry et moi, à lui montrer son rôle, et il parvint à le chanter et à le jouer assez bien.

Mme La Ruette étoit peu disposée à entendre ce que j’avois à lui dire ; je lui dis cependant : « Madame, nous serons froids si nous voulons être trop sages ; faites-moi la grâce de jouer le rôle d’Agathe au naturel. Son innocence n’est pas celle d’Agnès, mais c’est encore de l’innocence ; et, comme elle n’emploie sa finesse et sa malice qu’à se jouer du fourbe qui cherche à la séduire, croyez qu’on lui en saura gré. » Son rôle eut le plus grand succès, et la pièce, qu’on redemanda à Versailles (en 1772), y parut si changée qu’on ne la reconnoissoit pas je n’y avois pourtant rien changé.