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immense que je me sens hors d’état de remplir ! Je voyageois pour acquérir les connoissances dont j’avois besoin, et me voilà interrompu dans mes voyages, obligé de m’en retourner sans avoir eu le temps de m’instruire, de voir, de connoître les hommes, et avec eux tout commerce intime, toute relation fidèle et sûre m’est interdite désormais. Il faut que je dise un adieu éternel à l’amitié et à la vérité. — Non, Sire, lui dis-je, la vérité ne fuit que les rois qui la rebutent et qui ne veulent pas l’entendre. Vous l’aimez, elle vous suivra ; la sensibilité de votre cœur, la franchise de votre caractère, vous rend digne d’avoir des amis ; vous en aurez. — Les hommes n’en ont guère ; les rois n’en ont jamais, répliqua-t-il. — En voici un, lui dis-je (en lui montrant le comte de Creutz, qui dans un coin lisoit une dépêche), en voici un qui ne vous manquera jamais. Oui, c’en est un, me dit-il, et j’y compte ; mais il ne sera point avec moi mes affaires m’obligent de le laisser ici. »

Ce petit dialogue donne une idée de mes entretiens avec ce jeune prince, dont j’étois tous les jours plus charmé. Après avoir entendu quelques lectures des Incas, il m’en fit demander par son ministre une copie manuscrite ; et depuis, lorsque l’ouvrage fut imprimé, il me permit de le lui dédier.