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mire et Azor ; il me pria de lui en faire entendre la lecture ; j’y consentis, mais pour lui seul. Ce fut l’objet d’un second tête-à-tête ; mais, comme son érudition s’étendoit jusqu’aux Contes des Fées, ayant reconnu dans mon sujet celui de la Belle et la Bête : « Il m’est impossible, dit-il, de donner ce spectacle au mariage du Dauphin : on prendroit cela pour une épigramme. » C’étoit lui-même qui l’avoit faite, et je lui en gardai le secret. Ce qu’il y a de remarquable dans nos deux entretiens, c’est que cette âme foible et vaine n’eut pas le courage de me témoigner le regret de m’avoir fait une injustice, et le désir, au moins stérile, de trouver l’occasion de la réparer.

Dans ce temps-là le prince royal de Suède[1] fit un voyage à Paris ; il s’étoit pris déjà d’une affection très vive pour l’auteur de Bélisaire, et avoit bien voulu être en relation de lettres avec moi. Il désira de me voir souvent et en particulier. Je lui fis ma cour ; et, lorsqu’il apprit la mort du roi son père, je fus le seul étranger qu’il reçut dans les premiers momens de sa douleur. Je puis dire avoir vu en lui l’exemple rare d’un jeune homme assez sage pour s’affliger sincèrement et profondément d’être roi. « Quel malheur, me dit-il, de me voir à mon âge chargé d’une couronne et d’un devoir

  1. Gustave, roi sous le nom de Gustave III (1746-92).