Page:Marmontel - Mémoires de Marmontel - M. Tourneux, Lib. des biolio., 1891, T2.djvu/280

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dit-il, vous m’entendez très bien ; je vous entends de même ; ne perdons pas le temps à nous en dire davantage, et cherchez un autre censeur. » Heureusement j’en trouvai un moins difficile, et Bélisaire fut imprimé.

Aussitôt qu’il parut, la Sorbonne fut en rumeur ; et il fut résolu, par les sages docteurs, que l’on en feroit la censure. Pour bien des gens, cette censure étoit encore une chose effrayante ; et de ce nombre étoient plusieurs de mes amis. L’alarme se mit parmi eux. Ceux-là me conseilloient d’apaiser, s’il étoit possible, la furie de ces docteurs ; d’autres amis, plus fermes, plus jaloux de mon honneur philosophique, m’exhortoient à ne pas mollir. Je rassurai les uns et les autres, ne dis mon secret à aucun, et commençai par bien écouter le public. Mon livre étoit enlevé ; la première édition en étoit épuisée ; je pressai la seconde, je hâtai la troisième. Il y en avoit neuf mille exemplaires de répandus avant que la Sorbonne en eût extrait ce qu’elle y devoit censurer ; et, grâce au bruit qu’elle faisoit sur le quinzième chapitre, on ne parloit que de celui-là ; c’étoit pour moi comme la queue du chien d’Alcibiade. Je me réjouissois de voir comme les docteurs me servoient en donnant le change aux esprits. Mon rôle à moi étoit de ne paroître ni foible ni mutin, et de gagner du temps pour laisser se multiplier et se répandre dans l’Europe