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On m’avoit fait présent d’une estampe de Bélisaire, d’après le tableau de Van Dyck[1] ; elle attiroit souvent mes regards, et je m’étonnois que les poètes n’eussent rien tiré d’un sujet si moral, si intéressant. Il me prit envie de le traiter moi-même en prose ; et, dès que cette idée se fut emparée de ma tête, mon mal fut suspendu comme par un charme soudain. Ô pouvoir merveilleux de l’imagination ! Le plaisir d’inventer ma fable, le soin de l’arranger, de la développer, l’impression d’intérêt que faisoit sur moi-même le premier aperçu des situations et des scènes que je préméditois, tout cela me saisit et me détacha de moi-même, au point de me rendre croyable tout ce que l’on raconte des ravissemens extatiques. Ma poitrine étoit oppressée, je respirois péniblement, j’avois des quintes d’une toux convulsive ; je m’en apercevois à peine. On venoit me voir, on me parloit de mon mal ; je répondois en homme occupé d’autre chose : c’étoit à Bélisaire que je pensois. L’insomnie, qui jusqu’alors avoit été si

  1. Cette estampe, gravée par J.-L. Bosse, porte le titre suivant Bélisaire, général de l’armée des Romains sous le règne de l’empereur Justinien. Dédiée aux vertueux militaires. (Paris, Rosselin, rue Saint-Jacques, au Papillon.) H. Walpole et Smith ont émis des doutes sur l’authenticité de ce tableau, qui fit, au siècle dernier, partie de la galerie du duc de Devonshire.