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Le soir, pendant que l’on soupoit, nous restions seuls dans le salon. Ce salon étoit tapissé de tableaux qui représentoient les batailles où le roi s’étoit trouvé en personne avec lui. Il me montroit l’endroit où ils étoient placés durant l’action ; il me répétoit ce que le roi lui avoit dit ; il n’en avoit pas oublié une parole. « Ici, me dit-il en parlant de l’une de ces batailles, je fus deux heures à croire que mon fils étoit mort. Le roi-eut la bonté de paroître sensible à ma douleur. Combien il est changé ! Rien de moi ne le touche plus. » Ces idées le poursuivoient ; et, pour peu qu’il fût livré à lui-même, il tomboit comme abîmé dans sa douleur. Alors sa belle-fille, Mme de Voyer, alloit bien vite s’asseoir auprès de lui, le pressoit dans ses bras, le caressoit ; et lui, comme un enfant, laissant tomber sa tête sur le sein ou sur les genoux de sa consolatrice, les baignoit de ses larmes, et ne s’en cachoit point.

Le malheureux, qui ne vivoit que de poisson à l’eau, à cause de sa goutte, étoit encore privé par là du seul plaisir des sens auquel il eût été sensible, car il étoit gourmand. Mais le régime le plus austère ne procuroit pas même du soulagement à ses maux. En le quittant, je ne pus m’empêcher de lui paroître vivement touché de ses peines. « Vous y ajoutez, me dit-il, le regret de ne vous avoir fait aucun bien, lorsque cela m’eût