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de m’attribuer des torts dont je ne pouvois me laver ? Fâché d’avoir perdu cet avantage, il le reprit, en se persuadant que, de ma part, notre réconciliation n’avoit été qu’une scène jouée, où je lui en avois imposé.

— Quel homme ! m’écriai-je encore ; et il croit être bon ! » Diderot me répondit : « Il seroit bon, car il est né sensible, et, dans l’éloignement, il aime assez les hommes. Il ne hait que ceux qui l’approchent, parce que son orgueil lui fait croire qu’ils sont tous envieux de lui ; qu’ils ne lui font du bien que pour l’humilier, qu’ils ne le flattent que pour lui nuire, et que ceux même qui font semblant de l’aimer sont de ce complot. C’est là sa maladie. Intéressant par son infortune, par ses talens, par un fonds de bonté, de droiture qu’il a dans l’âme, il auroit des amis, s’il croyoit aux amis. Il n’en aura jamais, ou ils l’aimeront seuls, car il s’en méfiera toujours. »

Cette méfiance funeste, cette facilité si légère et si prompte non seulement à soupçonner, mais à croire de ses amis tout ce qu’il y avoit de plus noir, de plus lâche, de plus infâme ; à leur attribuer des bassesses, des perfidies, sans autre preuve que les rêves d’une imagination ardente et sombre, dont les vapeurs troubloient sa malheureuse tête, et dont la maligne influence aigrissoit et empoisonnoit ses plus douces affections ; ce délire enfin