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sujets de haine, votre cœur ne sait que haïr.

« — Courage ! barbare, me dit-il ; achevez d’accabler un homme foible et misérable. Il ne me restoit au monde, pour consolation, que ma propre estime, et vous venez me l’arracher. » Alors Rousseau fut plus éloquent et plus touchant dans sa douleur qu’il ne l’a été de sa vie. Pénétré de l’état où je le voyois, mes yeux se remplirent de larmes ; en me voyant pleurer, lui-même il s’attendrit, et il me reçut dans ses bras.

« Nous voilà donc réconciliés ; lui continuant de me lire sa Nouvelle Héloïse, qu’il avoit achevée, et moi allant à pied, deux ou trois fois la semaine, de Paris à son Ermitage, pour en entendre la lecture, et répondre en ami à la confiance de mon ami. C’étoit dans les bois de Montmorency qu’étoit le rendez-vous ; j’y arrivois baigné de sueur, et il ne laissoit pas de se plaindre lorsque je m’étois fait attendre. Ce fut dans ce temps-là que parut la Lettre sur les spectacles, avec ce beau passage de Salomon par lequel il m’accuse de l’avoir outragé et de l’avoir trahi.

— Quoi m’écriai-je, en pleine paix ! après votre réconciliation ! cela n’est point croyable. — Non, cela ne l’est point, et cela n’en est pas moins vrai. Rousseau vouloit rompre avec moi et avec mes amis ; il en avoit manqué l’occasion la plus favorable. Quoi de plus commode en effet que