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D’Alembert fut inconsolable de sa perte. Ce fut alors qu’il vint comme s’ensevelir dans le logement qu’il avoit au Louvre. J’ai dit ailleurs comme il y passa le reste de sa vie[1]. Il se plaignoit souvent à moi de la funeste solitude où il croyoit être tombé. Inutilement je lui rappelois ce qu’il m’avoit tant dit lui-même du changement de son amie. « Oui, me répondoit-il, elle étoit changée, mais je ne l’étois pas ; elle ne vivoit plus pour moi, mais je vivois toujours pour elle. Depuis qu’elle n’est plus, je ne sais plus pourquoi je vis. Ah ! que n’ai-je à souffrir encore ces momens d’amertume qu’elle savoit si bien adoucir et faire oublier ! Souvenez-vous des heureuses soirées que nous passions ensemble. À présent, que me reste-t-il ? Au lieu d’elle, en rentrant chez moi, je ne vais plus retrouver que son ombre. Ce logement du Louvre est lui-même un tombeau où je n’entre qu’avec effroi. »

Je résume ici en substance les conversations que nous avions ensemble en nous promenant seuls le soir aux Tuileries ; et je demande si c’est là le langage d’un homme à qui la nature auroit refusé la sensibilité du cœur.

Bien plus heureux que lui, je vivois au milieu

  1. L’Éloge de d’Alembert a été imprimé dans le tome XVII des Œuvres de Marmontel publiées en 1787.