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tion dont jouissoit Mlle de Lespinasse, loin d’en souffrir aucune atteinte, n’en fut que plus honorablement et plus hautement établie. Mais cette liaison si pure, et du côté de d’Alembert toujours tendre et inaltérable, ne fut pas pour lui aussi douce, aussi heureuse qu’elle auroit dû l’être.

L’âme ardente et l’imagination romantique de Mlle de Lespinasse lui firent concevoir le projet de sortir de l’étroite médiocrité où elle craignoit de vieillir. Avec tous les moyens qu’elle avoit de séduire et de plaire, même sans être belle, il lui parut possible que, dans le nombre de ses amis, et même des plus distingués, quelqu’un fût assez épris d’elle pour vouloir l’épouser. Cette ambitieuse espérance, plus d’une fois trompée, ne se rebutoit point ; elle changeoit d’objet, toujours plus exaltée et si vive qu’on l’auroit prise pour l’enivrement de l’amour. Par exemple, elle fut un temps si éperdument éprise de ce qu’elle appeloit l’héroïsme et le génie de Guibert que, dans l’art militaire et le talent d’écrire, elle ne voyoit rien de comparable à lui. Celui-là cependant lui échappa comme les autres. Alors ce fut à la conquête du marquis de Mora, jeune Espagnol d’une haute naissance, qu’elle crut pouvoir aspirer ; et en effet, soit amour, soit enthousiasme, ce jeune homme avoit pris pour elle un sentiment passionné. Nous le vîmes plus d’une fois en adoration devant elle,