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du soir. Mlle de Lespinasse, retirée dans sa petite chambre sur la cour du même couvent, ne se levoit guère qu’une heure avant sa dame ; mais cette heure si précieuse, dérobée à son esclavage, étoit employée à recevoir chez elle ses amis personnels, d’Alembert, Chastellux, Turgot, et moi de temps en temps. Or, ces messieurs étoient aussi la compagnie habituelle de Mme du Deffand ; mais ils s’oublioient quelquefois chez Mlle de Lespinasse, et c’étoient des momens qui lui étoient dérobés ; aussi ce rendez-vous particulier étoit-il pour elle un mystère, car on prévoyoit bien qu’elle en seroit jalouse. Elle le découvrit : ce ne fut, à l’entendre, rien de moins qu’une trahison. Elle en fit les hauts cris, accusant cette pauvre fille de lui soustraire ses amis, et déclarant qu’elle ne vouloit plus nourrir ce serpent dans son sein.

Leur séparation fut brusque ; mais Mlle de Lespinasse ne resta point abandonnée. Tous les amis de Mme du Deffand étoient devenus les siens. Il lui fut facile de leur persuader que la colère de cette femme étoit injuste. Le président Hénault lui-même se déclara pour elle. La duchesse de Luxembourg donna le tort à sa vieille amie, et fit présent d’un meuble complet à Mlle de Lespinasse, dans le logement qu’elle prit. Enfin, par le duc de Choiseul, on obtint pour elle, du roi, une gratification annuelle qui la mettoit au-dessus du besoin,