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« Vous ne m’étonnez pas, me dit Voltaire ; cet homme-là est factice de la tête aux pieds, il l’est de l’esprit et de l’âme ; mais il a beau jouer tantôt le stoïcien et tantôt le cynique, il se démentira sans cesse, et son masque l’étouffera. »

Parmi les Genevois que je voyois chez lui, les seuls que je goûtai et dont je fus goûté furent le chevalier Huber et Cramer le libraire. Ils étoient tous les deux d’un commerce facile, d’une humeur joviale, avec de l’esprit sans apprêt, chose rare dans leur cité. Cramer jouoit, me disoit-on, passablement la tragédie ; il étoit l’Orosmane de Mme Denis, et ce talent lui valoit l’amitié et la pratique de Voltaire, c’est-à-dire des millions. Huber avoit un talent moins utile, mais amusant et très curieux dans sa futilité. L’on eût dit qu’il avoit des yeux au bout des doigts. Les mains derrière le dos, il découpoit en profil un portrait aussi ressemblant et plus ressemblant même qu’il ne l’auroit fait au crayon. Il avoit la figure de Voltaire si vivement empreinte dans l’imagination qu’absent comme présent ses ciseaux le représentoient rêvant, écrivant, agissant, et dans toutes ses attitudes. J’ai vu de lui des paysages en découpures sur des feuilles de papier blanc où la perspective étoit observée avec un art prodigieux. Ces deux aimables Genevois furent assidus aux Délices le peu de temps que j’y passai.