Page:Marmontel - Mémoires de Marmontel - M. Tourneux, Lib. des biolio., 1891, T2.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

presse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un arbre de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j’en répandois. »

Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans sa simplicité, tel que me l’avoit raconté Diderot, et tel que je le racontai à Voltaire.

« J’étois (c’est Diderot qui parle), j’étois prisonnier à Vincennes ; Rousseau venoit m’y voir. Il avoit fait de moi son Aristarque, comme il l’a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l’Académie de Dijon venoit de proposer une question intéressante, et qu’il avoit envie de la traiter. Cette question étoit : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? « Quel parti prendrez-vous ? » lui demandai-je. Il me répondit : « Le parti de l’affirmative. — C’est le pont aux ânes, lui dis-je ; tous les talens médiocres prendront ce chemin-là, et vous n’y trouverez que des idées communes ; au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l’éloquence un champ nouveau, riche et fécond. — Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil. » Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son rôle et son masque furent décidés. »