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gnage. L’un des geôliers s’étoit pris d’amitié pour mon domestique, et bientôt il s’étoit familiarisé avec moi. Un jour donc que je lui parlois du naturel sensible et compatissant de M. d’Abadie : « Ah ! me dit-il, c’est le meilleur des hommes ; il n’a pris cette place, qui lui est si pénible, que pour adoucir le sort des prisonniers. Il a succédé à un homme dur et avare, qui les traitoit bien mal ; aussi, quand il mourut, et que celui-ci prit sa place, ce changement se fit sentir jusque dans les cachots ; vous auriez dit (expression bien étrange dans la bouche d’un geôlier), vous auriez dit qu’un rayon de soleil avoit pénétré dans ces cachots. Des gens auxquels il nous est défendu de dire ce qui se passe au dehors nous demandoient : « Qu’est-il donc arrivé ? » Enfin, Monsieur, vous voyez comment est nourri votre domestique, nos prisonniers le sont presque tous aussi bien ; et les soulagemens qu’il dépend de lui de leur donner le soulagent lui-même, car il souffre à les voir souffrir. »

Je n’ai pas besoin de vous dire que ce geôlier lui-même étoit aussi un bon homme dans son état ; et je gardai bien de le dégoûter de cet état, où la compassion est si précieuse et si rare.

La manière dont on me traitoit à la Bastille me faisoit bien penser que n’y serois pas longtemps, et mon travail, entremêlé de lectures intéressantes (car