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excellent potage, une tranche de bœuf succulent, une cuisse de chapon bouilli ruisselant de graisse et fondant, un petit plat d’artichauts frits en marinade, un d’épinards, une très belle poire de crésane, du raisin frais, une bouteille de vin vieux de Bourgogne, et du meilleur café de Moka ; ce fut le dîner de Bury, à l’exception du café et du fruit, qu’il voulut bien me réserver.

L’après-dîner, le gouverneur vint me voir, et me demanda si je me trouvois bien nourri, m’assurant que je le serois de sa table, qu’il auroit soin lui-même de couper mes morceaux, et que personne que lui n’y toucheroit. Il me proposa un poulet pour mon souper ; je lui rendis grâce, et lui dis qu’un reste de fruit de mon dîner me suffiroit. On vient de voir quel fut mon ordinaire à la Bastille, et l’on peut en induire avec quelle douceur, plutôt quelle répugnance, l’on se prêtoit à servir contre moi la colère du duc d’Aumont.

Tous les jours j’avois la visite du gouverneur : Comme il avoit quelque teinture de belles-lettres et même de latin, il se plaisoit à suivre mon travail, il en jouissoit ; mais bientôt, se dérobant lui-même à ces petites dissipations : « Adieu, me disoit-il, je m’en vais consoler des gens plus malheureux que vous. » Les égards qu’il avoit pour moi pouvoient bien n’être pas une preuve de son humanité ; mais j’en avois d’ailleurs un bien fidèle témoi-