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bassins de marbre entourés de statues où sembloit respirer le bronze, exhaloient au loin des vapeurs pestilentielles ; et les eaux de Marly ne venoient, à grands frais, croupir dans ce vallon que pour empoisonner l’air qu’on y respiroit. J’étois obligé d’aller chercher un air pur et une ombre saine dans les bois de Verrières ou de Satory.

Cependant, pour moi, les voyages ne se ressembloient pas : à Marly, à Compiègne, je vivois solitaire et sombre. Il m’arriva une fois à Compiègne d’être six semaines au lait pour mon plaisir et en pleine santé. Jamais mon âme n’a été plus calme, plus paisible, que durant ce régime. Mes jours s’écouloient dans l’étude avec une égalité inaltérable ; mes nuits n’étoient qu’un doux sommeil ; et, après m’être éveillé le matin pour avaler une ample jatte du lait écumant de ma vache noire, je refermois les yeux pour sommeiller encore une heure. La discorde auroit bouleversé le monde, je ne m’en serois point ému. À Marly, je n’avois qu’un seul amusement : c’étoit le curieux spectacle du jeu du roi dans le salon. Là j’allois voir, autour d’une table de lansquenet, le tourment des passions concentrées par le respect, l’avide soif de l’or, l’espérance, la crainte, la douleur de la perte, l’ardeur du gain, la joie après une main pleine, le désespoir après un coupe-gorge, se succéder rapidement dans l’âme des joueurs,