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et Crébillon, son adversaire, avoit surtout l’adresse de l’animer en l’agaçant. Ennuyé d’être spectateur oisif, je me lançois quelquefois dans l’arène à mes périls et risques, et j’y recevois des leçons de modestie un peu sévères. Quelquefois aussi s’engageoit dans la querelle un certain Monticourt, railleur adroit et fin, et ce qu’on appeloit alors un persifleur de la première force ; mais la vanité littéraire, qu’il attaquoit en se jouant, ne nous donnoit sur lui aucune prise en s’avouant lui-même dénué de talens, il se rendoit invulnérable à la critique. Je le comparois à un chat, qui, couché sur le dos, et les pattes en l’air, ne nous présentoit que les griffes. Le reste des convives rioit de nos attaques, et ce plaisir leur étoit permis ; mais, lorsque la gaieté, cessant d’être railleuse, quittoit l’arme de la critique, chacun s’y livroit à l’envi. Bernard lui seul (car il étoit aussi de ces dîners) se tenoit toujours en réserve.

C’est une chose singulière que le contraste du caractère de Bernard avec sa réputation. Le genre de ses poésies avoit bien pu dans sa jeunesse lui mériter le surnom de Gentil, mais il n’étoit rien moins que gentil quand je l’ai connu. Il n’avoit plus avec les femmes qu’une galanterie usée ; et, quand il avoit dit à l’une qu’elle étoit fraîche comme Hébé, ou qu’elle avoit le teint de Flore, à l’autre qu’elle avoit le sourire des Grâces, ou la