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dans le monde, je lui faisois entendre, sans affectation, que le temps où j’étois chez elle j’aurois pu le passer fort doucement ailleurs. C’est ainsi que, durant dix ans que j’ai été son locataire, sans lui inspirer une amitié bien tendre, je n’ai jamais perdu son estime ni ses bontés ; et, jusqu’à l’accident de sa paralysie, je ne cessai jamais d’être du nombre des gens de lettres ses convives et ses amis.

Il faut tout dire cependant : il manquoit à la société de Mme Geoffrin l’un des agrémens dont je faisois le plus de cas, la liberté de la pensée. Avec son doux voilà qui est bien, elle ne laissoit pas de tenir nos esprits comme à la lisière ; et j’avois ailleurs des dîners où l’on étoit plus à son aise.

Le plus libre, ou plutôt le plus licencieux de tous, avoit été celui que donnoit toutes les semaines un fermier général nommé Pelletier, à huit ou dix garçons, tous amis de la joie. À ce dîner, les têtes les plus folles étoient Collé et Crébillon le fils. C’étoit entre eux un assaut continuel d’excellentes plaisanteries, et se mêloit du combat qui vouloit. Le personnel n’y étoit jamais atteint ; l’amour-propre du bel-esprit y étoit seul attaqué, mais il l’étoit sans ménagement, et il falloit s’en détacher et le sacrifier en entrant dans la lice. Collé y étoit brillant au delà de toute expression ;