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demande de tous côtés. — Comment faisoient les autres ? insistoit cette femme foible. — Les autres faisoient mal, s’ils ne faisoient pas comme lui ; mais observez, Madame, qu’on exigeoit moins d’eux car les abus vont toujours en croissant, et peut-être attend-on de lui des complaisances plus timides. Mais moi, qui connois ses principes, j’ose vous assurer qu’il quitteroit sa place plutôt que de mollir sur l’article de son devoir. — Vous êtes un brave homme, me dit-elle, et je vous sais bon gré de l’avoir si bien défendu. »

Je n’ai eu guère de meilleur temps en ma vie que les cinq années que je passai à Versailles ; c’est que Versailles étoit pour moi divisé en deux régions : l’une étoit celle de l’intrigue, de l’ambition, de l’envie, et de toutes les passions qu’engendrent l’intérêt servile et le luxe nécessiteux : je n’allois presque jamais là ; l’autre étoit le séjour du travail, du silence, du repos après le travail, de la joie au sein du repos, et c’étoit là que je passois ma vie. Libre d’inquiétude, presque tout à moi-même, et n’ayant guère que deux jours de la semaine à donner au léger travail de ma place, je m’étois fait une occupation aussi douce qu’intéressante : c’étoit un cours d’études où, méthodiquement et la plume à la main, je parcourois les principales branches de la littérature ancienne et moderne, les comparant l’une avec l’autre, sans