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je t’ai bien connu ! » Et mes frères, mes sœurs, mes bonnes tantes, ma grand’mère, tombèrent à genoux. Cette scène touchante auroit duré le reste de la nuit, si j’avois pu la soutenir. J’étois accablé de fatigue ; je demandai un lit. « Hélas ! me dit ma mère, il n’y a dans la maison que le lit de… » Ses pleurs lui coupèrent la voix. « Eh bien ! qu’on me le donne, j’y coucherai sans répugnance. »

J’y couchai. Je ne dormis point mes nerfs étoient trop ébranlés. Toute la nuit je vis l’image de mon père, aussi vive, aussi fortement empreinte dans mon âme que s’il avoit été présent. Je croyois quelquefois le voir réellement. Je n’en étois point effrayé ; je lui tendois les bras, je lui parlois. « Ah ! que n’est-il vrai, lui disois-je, que n’êtes-vous ce qu’il me semble voir ! que ne pouvez-vous me répondre, et me dire du moins si vous êtes content de moi ! » Après cette longue insomnie et ce pénible rêve qui n’étoit pas un songe, il me fut doux de voir le jour. Ma mère, qui n’avoit pas plus dormi que moi, croyoit attendre mon réveil. Au premier bruit qu’elle m’entendit faire, elle vint, et fut effrayée de la révolution qui s’étoit faite en moi. Ma peau sembloit avoir été teinte dans le safran.

Le médecin, qu’elle appela, lui dit que c’étoit là un effet des grandes douleurs concentrées, et que