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MÉMOIRES DE MARMONTEL

Mais il ne voulut point entendre à cette composition, et il fallut opter entre le commerce et l’étude. « Eh quoi ! Monsieur, lui dis-je, huit heures par jour d’un travail assidu dans votre comptoir ne vous suffisent pas ? Qu’exigeriez-vous d’un esclave ? » Il me répondit qu’il dépendoit de moi d’aller être plus libre ailleurs. Je ne me le fis pas redire, et, dans le moment même, je pris congé de lui.

Je n’avois pour toute richesse que deux petits écus que mon père m’avoit donnés pour mes menus plaisirs, et quelques pièces de douze sous que ma grand’mère, en me disant adieu, m’avoit glissées dans la main ; mais la détresse où j’allois tomber étoit la moindre de mes peines. En quittant l’état que mon père me destinoit, j’allois contre sa volonté, je semblois me soustraire à son obéissance : me pardonneroit-il ? ne viendroit-il pas me réduire et me ranger à mon devoir ? et quand même, dans sa colère, il m’abandonneroit, avec quelle amertume n’accuseroit-il pas ma mère d’avoir contribué à mon égarement ? La seule idée des chagrins que je causerois à ma mère étoit un supplice pour moi. L’esprit troublé, l’âme abattue, j’entrai dans une église, je me mis en prière, dernier recours des malheureux. Là, comme par inspiration, me vint une pensée qui tout à coup changea pour moi la perspective de la vie et le rêve de l’avenir.