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sur son front il avouera qu’à dix-huit francs cette arme sera bien payée. Le marchand accepte l’éloge qu’il veut bien faire de sa figure ; mais il répond qu’en honnête homme il n’a qu’une parole, qu’il ne demande au juste que ce que vaut la chose, et qu’en la donnant à plus bas prix il ferait tort à ses enfans. « Vous avez des enfans ? lui demande Voltaire. — Oui, Monsieur, j’en ai cinq, trois garçons et deux filles, dont le plus jeune a douze ans. — Eh bien ! nous songerons à placer les garçons, à marier les filles. J’ai des amis dans la finance, j’ai du crédit dans les bureaux ; mais terminons cette petite affaire voilà vos dix-huit francs ; qu’il n’en soit plus parlé. » Le bon marchand se confondit en remerciemens de la protection dont vouloit l’honorer Voltaire, mais il se tint à son premier mot pour le prix du couteau de chasse, et n’en rabattit pas un liard. J’abrège cette scène, qui dura un quart d’heure par les tours d’éloquence et de séduction que Voltaire employa inutilement, non pas à épargner six francs qu’il auroit donnés à un pauvre, mais à donner à sa volonté l’empire de la persuasion. Il fallut qu’il cédât lui-même, et, d’un air interdit, confus et dépité, il jeta sur la table cet écu qu’il avoit tant de peine à lâcher. Le marchand, dès qu’il eut son compte, lui rendit grâces de ses bontés, et s’en alla.

« J’en suis bien aise, dis-je tout bas en le voyant