Page:Marmontel - Mémoires de Marmontel - M. Tourneux, Lib. des biolio., 1891, T1.djvu/321

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voyage. Mais, avant de partir, il avoit voulu se venger de ce désagrément, et il s’y étoit pris en grand homme il avoit attaqué son adversaire corps à corps pour se mesurer avec lui dans les sujets qu’il avoit traités, ne s’abstenant que de Rhadamiste, d’Atrée et de Pyrrhus : de l’un sans doute par respect, de l’autre par horreur, et du troisième par dédain d’un sujet ingrat et fantasque.

Il commença par Sémiramis, et la manière grande et tragique dont il en conçut l’action, la couleur sombre, orageuse et terrible qu’il y répandit, le style magique qu’il y employa, la majesté religieuse et formidable dont il la remplit, les situations et les scènes déchirantes qu’il en tira, l’art enfin dont il sut en préparer, en établir, en soutenir le merveilleux, étoient bien faits pour anéantir la foible et froide Sémiramis de Crébillon ; mais alors le théâtre n’étoit pas susceptible d’une action de ce caractère. Le lieu de la scène étoit resserré par une foule de spectateurs, les uns assis sur des gradins, les autres debout au fond du théâtre et le long des coulisses, en sorte que Sémiramis éperdue et l’ombre de Ninus sortant de son tombeau étoient obligées de traverser une épaisse haie de petits-maîtres. Cette indécence jeta du ridicule sur la gravité de l’action théâtrale. Plus d’intérêt sans illusion, plus d’illusion sans vraisemblance ; et cette pièce, le chef-d’œuvre de