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Le nom de Crébillon étoit le mot de ralliement des ennemis de Voltaire. Électre et Rhadamiste, qu’on jouoit quelquefois encore, attiroient peu de monde ; tout le reste des tragédies de Crébillon étoit oublié, tandis que, de Voltaire, Œdipe, Alzire, Mahomet, Zaïre, Mérope, occupoient le théâtre dans tout l’éclat d’un plein succès. Le parti du vieux Crébillon, peu nombreux, mais bruyant, ne laissoit pas de l’appeler le Sophocle de notre siècle ; et, même parmi les gens de lettres, les Marivaux disoient que devant le génie de Crébillon devoit pâlir et s’éclipser tout le bel esprit de Voltaire.

On parla devant Mme de Pompadour de ce grand homme abandonné, qu’on laissoit vieillir sans secours, parce qu’il étoit sans intrigue. C’étoit la prendre par son endroit sensible. « Que dites-vous ? s’écria-t-elle ; Crébillon est pauvre et délaissé ! » Aussitôt elle obtint pour lui du roi une pension de cent louis sur sa cassette.

Crébillon s’empressa d’aller remercier sa bienfaitrice. Une légère incommodité la tenoit dans son lit lorsqu’on le lui annonça ; elle le fit entrer. La vue de ce beau vieillard l’attendrit ; elle le reçut avec une grâce touchante. Il en fut ému ; et, comme il se penchoit sur son lit pour lui baiser la main, le roi parut. « Ah ! Madame, s’écria Crébillon, le roi nous a surpris ; je suis perdu ! » Cette saillie d’un vieillard de quatre-vingts ans plut au roi ; le succès