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tacle, il se trouva sur son passage ; et, voyant que Sa Majesté passoit sans lui rien dire, il prit la liberté de lui demander : « Trajan est-il content ? » Trajan, surpris et mécontent qu’on osât l’interroger, répondit par un froid silence ; et toute la cour trouva mauvais que Voltaire eût osé questionner le roi.

Pour l’éloigner, il ne s’agissoit que d’en détacher la maîtresse ; et le moyen que l’on prit pour cela fut de lui opposer Crébillon.

Celui-ci, vieux et pauvre, vivoit avec ses chiens, dans le fond du Marais, travaillant à bâtons rompus à ce Catilina qu’il annonçoit depuis dix ans, et dont il lisoit çà et là quelques lambeaux de scènes qu’on trouvoit admirables. Son âge, ses succès, ses mœurs un peu sauvages, son caractère soldatesque, sa figure vraiment tragique, l’air, le ton imposant, quoique simple, dont il récitoit ses vers âpres et durs, la vigueur, l’énergie qu’il donnoit à son expression, tout concouroit à frapper les esprits d’une sorte d’enthousiasme. J’ai entendu applaudir avec transport, par des gens qui n’étoient pas bêtes, ces vers qu’il avoit mis dans la bouche de Cicéron :


Catilina, je crois que tu n’es point coupable ;
Mais, si tu l’es, tu n’es qu’un homme détestable ;
Et je ne vois en toi que l’esprit et l’éclat
Du plus grand des mortels, ou du plus scélérat,