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naïf, cette apparence de calme et de loisir, ne me cachoient-ils pas ! Je ris encore de la simplicité avec laquelle je m’écriois en la quittant : « La bonne femme ! » Le fruit que je tirai de ses conversations, sans m’en apercevoir, fut une connoissance du monde plus saine et plus approfondie. Par exemple, je me souviens de deux conseils qu’elle me donna : l’un fut de m’assurer une existence indépendante des succès littéraires, et de ne mettre à cette loterie que le superflu de mon temps. « Malheur, me disoit-elle, à qui attend tout de sa plume ! rien de plus casuel. L’homme qui fait des souliers est sûr de son salaire ; l’homme qui fait un livre ou une tragédie n’est jamais sûr de rien. ». L’autre conseil fut de me faire des amies plutôt que des amis. « Car, au moyen des femmes, disoit-elle, on fait tout ce qu’on veut des hommes ; et puis ils sont les uns trop dissipés, les autres trop préoccupés de leurs intérêts personnels, pour ne pas négliger les vôtres ; au lieu que les femmes y pensent, ne fût-ce que par oisiveté. Parlez ce soir à votre amie de quelque affaire qui vous touche ; demain à son rouet, à sa tapisserie, vous la trouverez y rêvant, cherchant dans sa tête le moyen de vous y servir. Mais de celle que vous croirez pouvoir vous être utile, gardez-vous bien d’être autre chose que l’ami, car, entre amans, dès qu’il survient des nuages, des brouilleries, des ruptures,