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qui vouloient l’entendre parler de mon bon naturel, car c’étoit là surtout ce qu’il louoit en moi. Chez lui se succédoient, comme dans un tableau mouvant, des personnages différens de mœurs, d’esprit, de caractère. J’y voyois fréquemment les ambassadeurs de l’Europe, et je m’instruisois avec eux. Ce fut là que je connus le comte de Kaunitz, alors ambassadeur de la cour de Vienne, et depuis le plus célèbre homme d’État de l’Europe. Il m’avoit pris en amitié ; j’allois assez souvent dîner chez lui, au palais Bourbon, et il me parloit de Paris et de Versailles en homme qui les voyoit bien. Cependant, je dois avouer que ce qui me frappoit le plus en lui étoit la délicatesse et la vanité d’une âme efféminée[1]. Je le croyois plus occupé du soin de sa santé, de sa figure, et singulièrement de sa coiffure et de son teint, que des intérêts de sa cour. Je le surpris un jour, au retour d’une promenade de chasse, s’étant enduit la peau du visage d’un jaune d’œuf pour enlever le hâle ; et j’ai appris longtemps après du comte de Paär, son cousin, homme naïf et simple, que tout le temps de ce long et glorieux ministère où il a été l’âme du conseil de Vienne, il a conservé dans

  1. Sur les excentricités et les bizarreries d’humeur du prince (et non comte) de Kaunitz, voir les Souvenirs du baron de Gleichen, publiés par Paul Grimblot (L. Techener, 1868, in-12).