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et il fut convenu que nous nous battrions après le bal. Dès le matin, j’étais à l’endroit indiqué avec mes trois témoins, attendant impatiemment mon adversaire. Le soleil était déjà levé, et la chaleur commençait à se faire sentir. Enfin il apparut ; il était à pied, portant son habit d’uniforme suspendu au bout de son sabre et accompagné d’un seul témoin. Nous nous avançâmes à sa rencontre ; il tenait à la main son bonnet plein de cerises. Nos témoins mesurèrent douze pas. C’était à moi à tirer le premier ; mais j’étais dans un tel état d’irritation, que je n’osais compter sur mon adresse : et, pour avoir le temps de me calmer, je lui offris d’user lui-même de mon droit. Il s’y refusa. On convint alors de résoudre la question par le sort, et le premier numéro échut à ce favori perpétuel de la fortune. Il me visa et perça mon bonnet. C’était mon tour. Sa vie était à moi. Je le regardais avec une joie féroce et je cherchais sur sa figure l’expression de l’inquiétude ; mais il se tenait insoucieusement devant moi, choisissant dans son bonnet les cerises les plus mûres, puis en rejetait les noyaux qui arrivaient jusqu’à moi. Cette placidité me faisait bouillonner le sang, « Qu’importe donc, me disais-je, que je lui prenne la vie, puisqu’il y tient si peu ? » Tout à coup il me vint une diabolique idée. Je déchargeai mon pistolet et je lui dis :

— Vous n’êtes pas disposé à mourir. Vous pensez à déjeuner, je ne veux pas vous déranger.