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une supériorité, et sa sombre nature, son caractère violent, son langage mordant, incisif, nous imposaient. Un profond mystère enveloppait ses antécédents ; il se disait Russe de naissance et portait un nom étranger ; il avait servi dans les hussards assez heureusement, et personne ne savait les raisons qui avaient pu le porter à renoncer à cette carrière pour se retirer dans une chétive bourgade où il dépensait beaucoup d’argent pour vivre misérablement. Il n’avait pas de voiture, et se montrait toujours vêtu d’une vieille redingote noire. En même temps il tenait table ouverte, pour les officiers de notre régiment. Il est vrai que ses dîners se composaient de deux plats préparés par un soldat en retraite ; mais à ces modestes dîners, le vin de Champagne coulait à flots. On ne connaissait ni sa famille ni sa fortune, et on n’osait l’interroger à ce sujet. Il avait chez lui un certain nombre de romans et de livres sur l’art militaire qu’il prêtait volontiers sans jamais demander qu’on les lui rendît, et il ne songeait pas davantage à rendre ceux qu’il empruntait. Sa grande occupation était de tirer au pistolet. Les murs de sa chambre, criblés de balles, ressemblaient aux alvéoles d’une ruche. Une magnifique collection de pistolets était le seul luxe de sa misérable demeure. Il avait acquis à ce constant exercice une adresse incroyable : s’il eût voulu enlever avec une balle le gland d’un bonnet, nul de nous n’eût craint de mettre sa tête sous ce bonnet. Dans nos réunions, il était souvent