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« Il règne un grand silence. Pas un passant dans le chemin ; pas une voiture sur la route. Tout est morne et sombre. Tout à coup, on entend sonner au loin l’heure. La cloché de la cathédrale tinte huit fois. C’est le glas funèbre de l’antique capitale de l’Alsace.

« Aussitôt éclate un bruit épouvantable. Cent pièces d’artillerie détonent à la fois. De tout côté, les projectiles sont lancés et convergent sur Strasbourg. Les bombes tracent dans l’air leurs sillons de feu. Les obus sifflent et éclatent. Les gros mortiers établis au-delà du Rhin dominent ce vacarme de leur tonnerre formidable.

« La forteresse répond par tous les canons de ses remparts, et la vieille cité apparaît au milieu d’une ceinture de feu.

« À ce spectacle sinistre, les Prussiens poussent un triple hurrah. La joie et la haine éclatent sur leurs visages.

« Au-dessus de Strasbourg s’élève une épaisse fumée, que parfois le vent agite comme un immense drapeau noir. Bientôt les flammes jaillissent ; la grêle des projectiles allume partout des incendies. La clarté qu’ils projettent est telle que l’on aperçoit comme illuminés les grands édifices, les hautes toitures, les clochers des églises. La cathédrale est intacte encore, et sa masse colossale se dresse majestueusement et semble grandir au milieu des ruines qui l’entourent.

« On peut compter un à un les édifices qui brûlent. Ici, le faubourg et les casernes ; là, le musée de la place Kléber ; plus loin, le temple neuf et la bibliothèque avec ses manuscrits précieux, ses médailles, ses trésors accumulés depuis des siècles. D’immenses gerbes de flammes s’élèvent vers le ciel, et les papiers qui brûlent tourbillonnent au loin en vives étincelles. L’ennemi dirige ses projectiles vers les foyers d’incendie pour rendre tout secours et tout sauvetage impossibles. Ce sont d’énormes brasiers au milieu desquels les bombes et les obus font explosion. Détonations incessantes, longues paraboles lumineuses dans le ciel noir, éclatement sinistre des incendies, une mer de feu [1]. »

  1. Maurice Engelhard, Souvenirs d’Alsace, p. 275.