Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

regard ses traits pâlis mais toujours beaux. Je vous jure, ma cousine, que vous êtes bien la plus adorable femme qui soit au monde. Et j’ajouterais la plus adorée, si je ne craignais que vous ne prissiez ce dire pour une gasconnade ; ce dont, sur mon honneur, je serais fort malheureux !

Je prie le lecteur de croire que le chevalier était bien sincère. Car, il le faut avouer en toute conscience, ce pauvre Mornac était amoureux de sa cousine.

Jeanne se sentit rougir sous le regard ardent du jeune homme, et lui retira doucement sa main en disant :

— Mon cousin veuillez reprendre votre place et ne me plus conter fleurette. Nous avons à nous occuper ce soir de choses bien plus sérieuses, trop sérieuses même, j’en ai peur.

— Que voulez-vous dire, fit Mornac qui se rassit tout honteux de voir sa déclaration si froidement accueillie. Le gaillard avait toujours été fort entreprenant auprès des femmes, et moi, son historiographe, je dois à la vérité d’avouer qu’il avait rarement trouvé de cruelles.

— Ne vous souvenez-vous donc pas, chevalier, que vous m’avez promis de me dévoiler la funeste influence que Vilarme a sur ma vie.

— Oh ! vous êtes trop faible encore, mademoiselle, pour résister aux pénibles émotions que ce récit vous causerait. Il vaut mieux attendre que vous soyez parfaitement rétablie.

— Attendre encore ! Non pas. Voici la première occasion qui nous est offerte de causer librement ; nous en devons profiter. Ce secret terrible me pèse ; et le sentir étreindre plus longtemps mon cœur me causera plus de mal que d’en voir se révéler toute l’horreur.

— Ma chère Jeanne, n’insistez pas, je vous prie, fit Mornac en serrant la main de sa cousine.

— Si, monsieur, j’insiste ! répliqua mademoiselle de Richecourt qui se dégagea vivement.

— Soit, puisque vous l’exigez. Mais je vous supplie, d’avance, de me pardonner si je suis forcé, par la vérité des faits, de faire douloureusement vibrer les cordes les plus sensibles de votre cœur.

D’un léger signe de tête Jeanne donna son assentiment.

Après un recueillement qui dura quelques minutes, Mornac commença dans ces termes :

— Une année avant la mort du défunt roi Louis XIII, mademoiselle de Boisbriant de Kergalec passait pour l’une des plus ravissantes filles d’honneur de notre bien-aimée reine-mère, Anne-d’Autriche, que Dieu veuille nous conserver longtemps encore.[1]

« Outre les charmes de sa personne elle avait de la fortune, et se trouvait orpheline et fille unique. Il était notoire qu’elle avait de grands biens en Bretagne. Vous pouvez vous figurer qu’elle ne manquait pas d’adorateurs. Tous les beaux muguets de la cour s’empressaient autour d’elle et l’accablaient de leurs déclarations plus ou moins intéressées, mais toutes des plus passionnées. Ce que je vous en dis je ne le sais que pour l’avoir entendu raconter par la suite ; car je n’étais alors qu’un enfant.

« Parmi les gentilshommes les plus assidus auprès de mademoiselle de Kergalec, le comte de Richecourt et le baron de Vilarme étaient les plus empressés.

« Vous vous rappelez combien votre père, mon oncle vénéré, avait la tournure et les traits distingués ; et vous savez aussi bien que moi si Vilarme a dans tout son être quelque chose de sinistre et de repoussant. Mais il avait de la fortune et le comte de Richecourt ne possédait que les grâces de sa personne, de grandes qualités morales et son épée pour tous biens. Aussi d’aucuns, les jaloux, disaient-ils que Vilarme l’emporterait peut-être sur son séduisant rival.

« Votre mère avait l’âme trop belle et le goût trop délicat pour réaliser cette prédilection maligne. Les hommages du comte de Richecourt furent agréés, le mariage fixé et annoncé, et M. de Vilarme éconduit, paraît-il, assez lestement.

« Jaloux, haineux et mal appris autant qu’un Turc, Vilarme insulta publiquement le comte pour le forcer de se battre. Celui-ci, dont la bravoure était proverbiale, se garda bien de ne point relever le gant, et la rencontre eut lieu à Saint-Germain en 1643.

« Vilarme reçut en pleine poitrine un grand coup d’épée qui le cloua au lit pour plusieurs mois.

« Sur ces entrefaites eut lieu le mariage du comte de Richecourt et de mademoiselle de Kergalec.

« Quelque temps après Vilarme quitta la France, mais non sans proférer de terribles menaces contre les nouveaux époux qui venaient de partir pour la province et s’en étaient allés passer la belle saison de leur jeunesse et de l’année en leur château de Kergalec, sur les rives brumeuses de la Bretagne. »

— Ici ma narration commence à toucher des faits d’une extrême délicatesse, et je vous prie encore une fois, ma chère cousine, de vouloir bien me pardonner ce que le récit en pourrait offrir de blessant pour votre affection filiale.

« Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion, soit dans ce pays ou en France, de remarquer combien il en est peu qui sont heureux en ménage. En ma qualité de garçon, de militaire et de mauvais sujet (j’avoue ce dernier défaut en toute sincérité de cœur) j’ai pu remarquer, moi, que le nombre des mariages malheureux est effrayant pour ceux qui songent à s’aventurer dans ce périlleux état. N’est-il pas alarmant en effet de constater que les quatre-vingt-dix centièmes des conjoints étaient peu faits l’un pour l’autre, lorsque la mystérieuse lumière de la lune de miel s’étant évanouie, les époux ont vu briller au jour du réveil de leurs illusions, les riches défauts dont chacun voit l’autre subitement orné ? Car autant on a soin de dissimuler, de faire rentrer les angles de ses imperfections, avant le conjungo, autant, après, ces pointes de fer ressortent plus aiguës, lorsque la familiarité de la vie commune amène ce laisser-aller fatal aux illusions des amoureux. C’est alors qu’arrivent les regrets traînant après eux la longue et lourde chaîne des douloureuses misères de la vie conjugale. Le mal est irrémédiable, et de ce jour l’inanité du

  1. Anne-d’Autriche devait mourir en 1666.