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lier désarmé. Mornac allait être assommé lorsque les autres Sauvages s’interposèrent.

— Pour l’amour de Dieu ! mon cousin, cria Jeanne d’une voix suppliante, ne les irritez pas ! Souffrez tout par amitié pour moi. Que deviendrai-je donc, s’ils vous tuent !

Et la pauvre enfant se voila la figure de ses deux mains pour cacher son angoisse et sa honte.

Vilarme s’était déjà laissé dépouiller.

Mornac obéit à sa cousine et jeta lui-même tous ses habits aux Sauvages qui se les partagèrent ainsi que ceux de Vilarme et s’en revêtirent grotesquement. L’un avait un chapeau, l’autre un haut-de-chausse, celui-ci un pourpoint, celui-là un baudrier, le cinquième des manchettes de point. Les deux derniers auxquels les bottes à entonnoir étaient échues en partage ne purent pas les garder longtemps, car elles leur blessaient les pieds. Ils eurent soin, pourtant de ne pas les rendre aux prisonniers, d’abord pour les forcer de marcher pieds nus, et partant de les faire souffrir, et ensuite pour s’en parer eux-mêmes quand ils arriveraient triomphants à leur bourgade.

On jeta deux méchants lambeaux de peau d’orignal aux prisonniers qui s’en couvrirent le mieux qu’ils purent.

Seul Griffe-d’Ours n’avait pas pris sa part du butin et comme Mornac paraissait le remarquer, le chef iroquois s’approcha de lui et dit :

— Tu sembles t’apercevoir, chien de face pâle, que mes frères seuls se sont partagé vos vêtements. Outre que je dédaigne ces vils oripeaux des Français, la part qui me revient vaut bien mieux que vos habits et vous-mêmes. Ma prise à moi, face pâle que je hais, c’est la vierge blanche que tu aimes. Entends-tu ?

Au regard ardent que le Sauvage jeta à mademoiselle de Richecourt, Mornac pâlit et serra les poings. Ce qu’il entrevoyait était si terrible pour la pauvre enfant que le gentilhomme sentit les larmes lui monter aux yeux. Et lui, l’homme de cape et d’épée, le Gascon railleur, le bretteur, le coureur de ruelles, l’esprit fort, leva les yeux au ciel et pria Dieu de sauver la jeune fille et de prendre plutôt sa propre vie en échange.

Quand on est heureux et jeune, on peut oublier Dieu ; mais dans l’infortune, on finit toujours par recourir à celui-là qui seul peut faire avorter les desseins les plus pervers.

Tandis que l’on garrottait de nouveau Mornac et Vilarme, Griffe-d’Ours s’approcha de Mlle de Richecourt et lui dit :

— La vierge pâle a-t-elle entendu ? Elle m’appartient et sera la femme du chef.

Jeanne de Richecourt qu’on avait toujours laissée libre de ses mouvements se leva droite, fière et belle comme Jeanne-d’Arc devant ses juges, et d’un mouvement prompt comme la pensée, tirant de son corsage le poignard qui ne la quittait jamais, elle en dirigea la pointe vers son cœur et s’écria :

— Écoute-moi bien, monstre ! Au premier geste que tu fais pour me toucher, je me tue !

Griffe-d’Ours recula, étonné, stupéfait ! Les femmes qu’il avait vues jusqu’à ce jour ressemblaient si peu à cette noble et superbe créature, qu’il en fut tout ébloui. Et le farouche homme des bois subit aussitôt la domination que la femme du grand monde exerce sur tous ceux qui l’entourent.

Honteux du charme invincible et mystérieux qui étreignait et paralysait sa volonté, il baissa la tête et alla s’asseoir à quelque distance.

Jeanne s’affaissa de nouveau sur le sol en revoilant son visage de ses belles mains et resta plongée dans un silencieux abattement.

Les Sauvages prirent leur repas qui consistait en sagamité et en poisson fumé.

Tant que leur faim ne fut pas satisfaite, ils ne donnèrent rien à manger aux prisonniers, excepté à Jeanne. Griffe-d’Ours lui porta quelque nourriture qu’elle refusa malgré qu’elle n’eût rien pris depuis la veille.

Quand les Iroquois se furent rassasiés, ils s’approchèrent de Mornac et de Vilarme avec les restes du repas.

Les Sauvages se sentaient en belle humeur, et ce fut un prétexte pour tourmenter les captifs. Comme ceux-ci n’avaient pas l’usage de leurs mains, il fallait qu’on leur donnât leur nourriture. Au lieu de la leur mettre à la bouche, les Iroquois la laissaient tomber à terre et leur jetaient à la place des charbons enflammés qui brûlèrent affreusement les lèvres des deux malheureux.

Au premier contact du feu, Vilarme poussa un hurlement.

Mornac ne dit rien. La seule idée qu’il se trouvait en présence d’une femme lui aurait fait souffrir mille morts plutôt que de desserrer les dents.

On continua de les tourmenter pendant plus d’une heure. Ceux-ci leur tiraient les cheveux, ceux-là la barbe. Les uns les piquaient avec des bâtons pointus, d’autres les brûlaient avec des tisons ardents ou des pierres rougies au feu.

Ils arrachèrent deux ongles des doigts de la main gauche à Mornac avec leurs dents et lui brûlèrent dans le fourneau d’une pipe les extrémités des doigts ainsi affreusement endolories.

Bien que le chevalier souffrit d’une manière atroce, il ne poussa pas une plainte.

Les lamentations de Vilarme redoublaient au contraire à mesure que les tourments devenaient de plus en plus forts. Aussi les bourreaux s’acharnèrent-ils d’avantage contre lui. Ils lui mutilèrent toute la main gauche dont ils lui coupèrent la première phalange des cinq doigts.

Quand les Sauvages mirent fin à leur jeu barbare, afin de se rembarquer, Mornac, qui s’était contenu jusque là, lâcha la plus belle bordée de jurons qui soit jamais sortie de la bouche d’un enfant de la Gascogne.

— Sandious ! tonnerre de Dieu ! Mille millions de tonnerres ! s’écria-t-il. Puisse le diable éventrer ces maudits, et les étrangler, mordious ! avec leurs propres boyaux.

Puis s’arrêtant, il se tourna vers Mlle de Richecourt et lui dit :

— Pardonnez-moi, ma cousine, car cela me soulage vraiment. Voyez-vous, je me sens les nerfs agacés et j’éprouve un impérieux besoin d’exhaler ma mauvaise humeur d’une façon un peu plus virile que M. de Vilarme.