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l’avais rencontrée mon cœur avait battu plus vite. Je m’approchai d’elle et lui dis : « Fleur-d’Étoile veut-elle être la femme du Renard-Noir ? » Elle sourit et me répondit : « Fleur-d’Étoile sera bien heureuse d’habiter le même ouigouam que le Renard-Noir, si le jeune guerrier peut se rendre à la nage jusqu’à l’autre côté du lac et revenir de même sans s’arrêter. Fleur-d’Étoile aime les hommes braves et forts. »

« Je regardai la distance à parcourir. Elle était longue ; mais Fleur-d’Étoile était si belle ! Je me jetai dans le lac en nageant vers la rive opposée de l’anse où nous étions. La jeune fille battit des mains. Mes forces s’en accrurent.

« Le soleil venait de tomber derrière les grands arbres, et la nuit s’élevait de la terre vers les cieux encore éclairés. Je nageai longtemps et quand j’atteignis l’autre rive, les ailes du soir planaient au-dessus du lac. Je n’entrevoyais plus Fleur-d’Étoile à l’endroit où je l’avais laissée, mais je me guidai sur sa voix pour revenir. Dès qu’elle avait cessé de me voir, elle avait commencé un chant vif et sonore dont les notes légères, traversant l’espace, venaient frapper joyeusement mon oreille et augmenter ma vigueur.

« Je nageais depuis longtemps. Mes forces commençaient à faiblir, et j’étais encore à quelque distance du rivage et de Fleur-d’Étoile que je commençais d’entrevoir, lorsque son chant cessa tout à coup ; et le bruit d’un corps tombant dans l’eau parvint jusqu’à moi. Inquiet, je me hâtais et fendais l’eau de toutes les forces qui me restaient, lorsque je sentis un corps souple et frais se glisser près du mien. Une main légère s’appuya sur mon épaule, et Fleur-d’Étoile me dit doucement : « Je serai ta femme. » Nous gagnâmes ainsi la rive.

« Un même ouigouam abritait le lendemain le Renard-Noir et Fleur-d’Étoile, et comme la mort de mon père, Darontal, ne me retenait plus au village de Carhagouba, je me fis adopter par mes frères de Teanaustayé, bourgade que ma femme, Fleur-d’Étoile, habitait.

« Quatre années plus tard, j’appris que le grand chef blanc, l’ami de notre nation était revenu avec les Français et que les Yangees avaient quitté le pays. Mon désir était de revoir le fameux capitaine : mais je ne pus descendre le fleuve cet été-là. On disait que les Iroquois nous guettaient au passage. Il fallut attendre la prochaine saison. Hélas ! quand je parvins à Québec le grand chef se mourait. Il apprit que son fils, le Renard-Noir demandait à le voir et me fit venir auprès de lui. Il me parla longtemps — « Écoute-moi bien, mon fils, me dit-il. Je t’ai instruit dans la religion chrétienne et t’ai appris bien des choses que tes frères ignorent. C’est à toi de continuer mon œuvre auprès d’eux. Pour tirer les tiens de l’ignorance où ils croupissent, des missionnaires iront s’établir dans vos bourgades et enseigneront aux Hurons la religion et les coutumes des blancs. Toi, tu en connais tous les avantages et tu devras aider les robes noires dans leurs efforts et faire accepter leur présence au milieu de vos guerriers. »

« Il me parla plusieurs fois ainsi et me fit jurer de lui obéir. Après quoi, le grand capitaine parut plus content et son âme partit paisible pour le pays des ombres.[1]

« Je lui tins parole. Les robes noires vinrent demander l’hospitalité à mes frères auxquels je persuadai de laisser s’établir les missionnaires au milieu de nous. Ce ne fut pas sans peine. Les sorciers de la nation qui prévoyaient la perte de leur autorité, employèrent tous les moyens possibles pour chasser les robes noires. Mais les efforts de quelques chrétiens qu’il y avait déjà parmi nous et le courage des missionnaires finirent par faire dominer la religion chrétienne dans nos bourgades.

« Beaucoup de lunes et d’années s’écoulèrent et l’aîné de mes onze fils avait vu dix-huit printemps, lorsque mes guerriers me proposèrent de descendre aux Trois-Rivières pour y faire la traite des pelleteries. Il y avait longtemps que nous n’y étions descendus, car depuis la mort de mon second père Champlain, les Iroquois étaient devenus, par leurs fréquentes victoires, la terreur des nôtres.

« Nous partîmes deux cent cinquante guerriers dont j’étais le premier capitaine. Nous descendîmes la rivière sans rencontrer un seul ennemi. Comme nous approchions du fort des Trois-Rivières, nous poussâmes nos canots au milieu des joncs du rivage pour faire notre toilette de fête et rafraîchir nos tatouages avant de paraître devant les Français. Tandis que nous étions occupés ainsi, nos sentinelles jetèrent le cri de guerre. Un grand parti d’Iroquois venait nous attaquer. Nous saisîmes nos armes, et après un engagement rapide, les Iroquois prirent la fuite. Nous les poursuivîmes et en fîmes beaucoup prisonniers. Un grand nombre avait été tué.[2]

« Nous échangeâmes nos pelleteries aux Trois-Rivières et repartîmes pour notre pays, triomphants et joyeux, et nos ceintures chargées des scalps de la victoire. Hélas ! nous devions bientôt apprendre que nous aurions mieux fait de rester dans notre bourgade pour défendre nos familles. »

Ici le Renard-Noir s’arrêta quelques instants. On eut dit qu’il voulait rassembler ses forces pour raconter les choses pénibles qu’il lui restait à dire.

Depuis quelques instants Mornac semblait distrait. Il se retournait fréquemment pour regarder par la fenêtre près de laquelle il était assis. Avant la pause que le Renard-Noir venait de faire, le chevalier s’était penché vers Jolliet et lui avait dit rapidement à l’oreille :

— Regardez donc du côté des palissades qui entourent la maison. Il me semble apercevoir quelque chose comme une tête d’homme qui s’agiterait au-dessus de la pointe des pieux.

— Chut ! fit Jolliet. Prenons garde d’effrayer les dames. Examinons en silence et à la dérobée.

  1. Chacun sait que Champlain mourut en 1635, précisément cent ans après la découverte du Canada par Cartier.
  2. Historique.